Des rives de la Méditerranée à l'Orient, de la Turquie aux sources du Gange, en suivant d'anciennes routes commerciales, parcourues par les caravanes depuis plusieurs millénaires, c'est, autant que possible, à pied que Matthieu et Françoise dérouleront un long chemin. En 2016, le premier mouvement de cette aventure les a conduits d'Istanbul à Téhéran en traversant l'Anatolie, les rivages de la Mer Noire, la Géorgie et l'Arménie. Fin août 2017, repartant de Téhéran, ils gagnent la Mer Caspienne ; puis après un transit rapide du Turkménistan, ils rejoignent l'Ouzbekistan, Boukhara, Samarkand, traversent la Ferghana puis atteignent fin novembre 2017 Bishkek, la capitale kirghize. Début septembre 2018, ils quitteront Och au Kirghizstan pour Irkeshtam d'où ils pénétreront en Chine ; puis après la traversée de la Kunjerab Pass, ils enteront au Pakistan, puis atteindront l'Inde et continueront vers Haridwar, but de leur périple.

dimanche 11 février 2018

Manas-folie au Kirghizstan

Décembre 1991, dissolution de l'URSS. Indépendance oblige, en 1992 le Kirghizstan adopte un nouveau drapeau. La croix et la faucille font place à un soleil jaune éclatant sur un fond rouge. On dit que les 40 rayons du soleil figurent les 40 tribus kirghizes tandis que le cœur est l'image de l'armature du toit d'une yourte, cette habitation démontable utilisée par les nomades d'Asie centrale.


Armature intérieure d'une yourte
Les kirghizes font partie des populations turco-mongoles. À l'origine nomades parcourant les territoires du nord-est de la Mongolie, ils se sont déplacés vers l'ouest à partir du VIème siècle pour occuper la région de l'Altaï et ses riches pâturages dans les hautes vallées du fleuve Ienisséï.


Ils quittent ces territoires vers le XVIème siècle pour se stabiliser dans la région du Pamir et des Montagnes Célestes (Tian Shan), plus particulièrement autour du lac Issyk-Kul.

Rivière glacée se jetant dans le lac issyk-Kul
Au démantèlement de l'URSS, le Kirghizstan est devenu un état indépendant. Nouvelle nation. Identité à créer. Le Kirghizstan a alors besoin de se "construire" son histoire. Et le cœur de cette histoire est déjà là, écrit, prêt à raconter les tribulations du peuple kirghize :  l'épopée de Manas. Cette saga constituée au fil des siècles, est un cycle de légendes dont l'ampleur (environ 600 000 vers, pour certaines versions) dépasse le Mahabharata des indiens et l'Iliade et l'Odyssée de nos voisins grecs.

Portrait de Manas au musée de Cholpon-Ata
Si les kirghizes ont utilisé un alphabet dit de l'Iénisséï, dérivé de l'écriture runique du vieux turc, ils n'ont pas laissé d’œuvres écrites racontant leurs histoires. Par contre, ils ont une longue tradition de transmission orale de poèmes, chants et fables, qui ont été répandus par des bardes au cours des siècles. Le Manas est sans nul doute la plus grande œuvre de ce patrimoine littéraire oral. Ce poème fleuve s'est construit tout au long de l'histoire du peuple kirghize. On ne sait quand l'élaboration de cette épopée a commencé mais dans le texte il est fait référence à des événements historiques anciens (VIème-VIIème siècles).
Le thème central de ce poème est la lutte pour l'indépendance des kirghizes envers la dynastie mongole qui régnait alors sur la Chine. Manas, premier héros de l'épopée est, selon les versions, né dans les montagnes de l'Altaï ou à Talas dans l'actuel Kirghizstan. Il rassemble autour de lui les quarante tribus kirghizes grâce auxquelles il mène un combat contre les mongols. Après son assassinat, son fils Semetey, qui mourra lui aussi assassiné puis son petit-fils Seytek continueront la lutte pour l'indépendance de leur peuple.

Ainsi Manas présente son épopée :

J’ai été le khan pendant quarante-deux ans.
Ayant réuni des milans, je les ai transformés en faucons.
Ayant réuni des esclaves, je les ai transformés en un peuple,
Ainsi, j’ai créé une nation unie et puissante de vagabonds

Mais le Manas n'est pas seulement l'histoire d'un chef et de ses 40 tribus luttant contre l'oppresseur. Il contient également tout le recueil des traditions, de la culture et des moeurs du peuple kirghize. Il décrit l'environnement dans lequel les tribus évoluent (les pâturages des hautes vallées, les montagnes, etc.), leurs pratiques médicales ancestrales, et fait référence à leurs croyances religieuses et aux règles éthiques auxquelles ils obéissent. Dans les versions datant des deux derniers siècles, Manas et ses ancêtres sont  décrits comme de pieux musulmans et les stances héritées des conteurs de Manas du XIXème siècle font clairement référence au soufisme qui rayonnait particulièrement en Asie Centrale à cette époque.


Même si on peut trouver des versions écrites du Manas recueillies à partir du XIXème siècle, l’œuvre continue à être interprétée traditionnellement par les Manaschi, les plus célèbres d'entre eux contribuant d'ailleurs à enrichir l’œuvre en y intégrant leur propre vision des événements. Une soixantaine de versions existe actuellement. Les Manaschis sont des chanteurs qui, le plus souvent assis en tailleur, psalmodient la récitation. Le rythme, régulier, voire hypnotique de la déclamation est soutenu par la respiration et des mouvements des bras.
Un des plus fameux maitres Manaschi est Saïakbaï Karalaïev (1894-1971). Celui-ci était capable de réciter de mémoire un demi-million de vers qui ont été parmi les premières versions du Manas à être transcrites. Sa notoriété est telle que son portait figure sur le billet de 500 Som.


Cliquez sur ce lien et écoutez Saïakbaï Karalaïev.

Des conteurs sur des billets de banque ... ce n'est pas commun. Deux autres billets rendent hommage à des célèbres Manaschis : à Jusul Balasagbin, échoit le billet de 1000 SOM tandis que Togolok Moldo doit se contenter de figurer sur une coupure plus modeste de 20 SOM.



Depuis 2011, une immense statue de Manas trône sur la place Ala-Too à Bishkek. Celle-ci avait remplacé une autre statue, dite statue de la liberté, laquelle avait elle-même chassé une statue de Lénine recyclée actuellement sur une autre place de la capitale.


Au pied de la statue de Manas, sur la vaste esplanade, sont alignés les bustes de célèbres Manaschis.






Manas est un héros de légende mais si vous parlez à un kirghize, quelle que soit sa classe sociale, il vous affirmera sans sourcilier que Manas a existé. Son mausolée près de Talas en est la preuve. Son corps aurait été transporté là par son fils. Il est cependant impossible de trouver confirmation de ce fait dans les inscriptions inscrites sur ce monument dont la construction remonte au XIVème siècle. Faute de temps, nous ne nous sommes pas rendus à Talas. C'est encore grâce au billet de 20 SOM  que nous verrons le fameux mausolée.


Si on a quelques doutes sur l'existence du héros Manas, son épopée transmise oralement par les Manaschis est un élément fort de la culture kirghize. Cette tradition a été reconnue par l'UNESCO comme faisant partie du patrimoine culturel immatériel de l'humanité. La première fois, alors que le Kirghizstan était en proie à des problèmes sociaux important, il se fait griller la politesse par la Chine qui, soucieuse de s'acheter les bonnes grâces des minorités du Turkestan chinois, dépose une demande. Et, en 2009 "Le Manas" est inscrit sur la liste par l'UNESCO par la Chine, province du Xinjiang comme représentative de la culture des populations Kirghizes de Chine et des pays voisins. En 2013, l'UNESCO inscrit une deuxième fois cette tradition au nom du Kirghizstan sous le titre "Manas, Semetey, Seïtek : trilogie épique kirghize". L'honneur du Kirghizstan est sauf !


Nous étions à Bishkek alors que se déroulait un grand "festival" de manaschis, tel qu'il en existe dans le nord du pays. À cette occasion, nous avons pu entendre certains d'entre eux lors d'une représentation "officielle" organisée dans la grande salle de la Philharmonie de Bishkek. Discours, hymne national, films, images du héros, ... Des enfants des écoles sont venus en force, les kalpaks, chapeaux traditionnels kirghizes couronnent les têtes des hommes. Quatre touristes, nous compris.


Durant 2 heures se sont succédées des prestations diverses, toutes à la gloire du grand héros. L'amour de Manas et de la belle Kanykey d'origine tadjik est magnifiée par un ballet.


Une comédie musicale nous conte un exploit de Manas.


Et bien sûr, des Manasschis se succèdent sur le plateau, chacun narrant en rythme une partie de l'épopée



Parmi ceux-ci, bravant la tradition, une jeune fille, sorte de Lara Croft des steppes, vient nous raconter l'histoire façon "opéra-rock". Les jeunes se réveillent, les applaudissements crépitent dans la salle. La tradition vient de basculer dans le monde moderne.



Deux heures de spectacle. C'est bien ! C'est coloré, animé ... Les discours sont sans doute un peu long pour des occidentaux et nous ne sommes pas certains que nous écouterions  durant toute une journée les mélopées quelque peu monotones à nos oreilles, Notre faible connaissance du kirghize ne nous a peut-être pas favorisés dans cette affaire.


Néanmoins, si l'existence de Manas est contestable, il reste omniprésent au Kirghizstan. Université et aéroport portent son nom à Bishkek, capitale qui, elle-même, a failli se nommer Manas ! Mais les problèmes logistiques et ethniques induits ont freiné le gouvernement kirghize dans sa Manas-folie.

Symbole national, certes, mais symbole surtout pour la population kirghize. Or, celle-ci représente 65% de la population du Kirghizstan et n'est vraiment fortement majoritaire que dans le nord du pays. Les ouzbeks qui sont concentrés dans les territoires kirghizes de la vallée de la Fergana représentent une minorité importante du pays. La tension entre les deux ethnies est palpable lorsque on traverse le pays de Osch à Bishkek.
Certes, même si Manas est présenté comme un chef large d'esprit, - il épouse une femme tadjik, s'entoure de soldats qui n'étaient pas issus des 40 tribus kirghizes -, son culte chatouille un peu les susceptibilités des minorités du pays.



Françoise et Matthieu

1 commentaire:

  1. super intéressant ! merci pour pour ce volet d'histoire d'une dynastie pas trés connue et qui a pourtant marqué son temps :-)

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